Mille Miglia 1955 – Une course de légende

Un hiver parmi tant d’autres à Londres. Deux hommes sont en pleine discussion …
– Tu comprends ? Je veux qu’un anglais les battent sur leur terrain et pour cela j’ai un plan !
– Moi aussi j’ai mon idée …
– Ils connaissent leurs routes par cœur. Et bien le seul moyen de faire jeu égal avec eux c’est que mon passager les connaisse aussi bien, grâce à toutes les notes que j’ai accumulées lors de mes courses précédentes, sans compter les entraînements que l’on va faire.
– Oui, il lui suffira alors de te les relire lors de la course pour savoir à quoi t’attendre.
– C’est ça ! Mais maintenant il me faut trouver le fou qui acceptera de s’asseoir dans le siège de droite.

– Moi !
– Tu accepterais ?
– Bien sûr ! C’est un challenge qui ne se refuse pas.

Ainsi furent établies les bases d’un des plus fabuleux exploits de la course automobile avec comme acteurs principaux Stirling Moss, Denis Jenkinson et la Mercedes 300 SLR W 196.

Après un timide retour en Grand Tourisme en 1952, Mercedes écrase la concurrence deux ans plus tard en F1 grâce à la fabuleuse W 196 conduite par le non moins fabuleux Juan Manuel Fangio.

Mais en 1955 la firme de Stuttgart étend son programme de course au Championnat du monde de marques regroupant les voitures de Sport, Prototypes et Grand Tourisme.
Pour ce nouvel objectif, les ingénieurs développent sur la base du modèle F1, la W 196 RS plus connue sous le nom de 300 SLR. Equipée d’un 8 cylindres de 3 litres pouvant donner jusqu’à 280 ch, la 300 SLR peut atteindre 288 km/h. Mise entre les mains de Fangio et Stirling Moss c’est l’arme parfaite pour triompher aussi bien aux 24 heures du Mans qu’aux Mille Miglia.

Les Mille Miglia : 1927-1957 … la plus incroyable course de vitesse sur routes ouvertes jamais organisée.
Imaginez des voitures de course empruntant les routes de Monsieur Tout le Monde pour y rouler à 150 km/h de moyenne sur un circuit géant de 1600 km de Brescia à Brescia en passant par Rome, le tout au milieu de deux haies presque ininterrompues de tifosi.

De la folie pure !
Il n’y a guère que l’éphémère Carrera Panamericana qui soutienne la comparaison.
La saison commence par les 1000 km de Buenos Aires et les 12 heures de Sebring que Mercedes ignore superbement pour concentrer ses efforts sur les Mille Miglia.
Alfred Neubauer le patron du service course mobilise dès le mois de Février des moyens considérables pour que ses pilotes liment les routes de Brescia à Rome.
Moss va user deux mulets 300 SLR (qu’il va d’ailleurs accidenter), un coupé 300 SL GT allant même jusqu’à utiliser sa 220 D personnelle.
Lors de ces nombreuses reconnaissances il est accompagné de Denis Jenkinson journaliste à MotorSport.

C’est lui le « fou » qui va être chargé d’annoncer les notes en course. En attendant il se mue en scribe pour coucher sur le papier tous les pièges qui jalonnent les 1600 km de l’épreuve.
Le cahier de notes se transforme en une feuille de six mètres de long enroulée dans un astucieux boîtier qui devient un précieux road-book.

La préparation ne se cantonne pas aux reconnaissances mais elle contient également des séances de mécanique pour être capable de réparer une roue en 1 mn 25s tout compris, de changer le pare-brise ou les bougies. Rien n’est laissé au hasard.
Cette édition 1955 des Mille Miglia s’annonce comme un duel Ferrari-Mercedes. La Scuderia présente six voitures avec comme principaux pilotes Piero Taruffi et Eugenio Castellotti. Mercedes aligne quatre 300 SLR avec Fangio, Moss, Kling et Hermann.
Depuis sa création, un seul pilote non italien s’est imposé aux Mille Miglia : Caracciola (vous me direz avec un nom comme ça … ) Rudolf de son prénom qui était en fait citoyen germanique. C’était en 1931 et il pilotait une Mercedes SSKL

Brescia – 30 Avril 1955 – 07h22.
Le soleil est au rendez-vous, le public est nombreux, les pilotes et les mécaniques sont affûtés. Tous les ingrédients sont en place pour l’une des courses du siècle.

Parmi les favoris, Fangio est le premier à s’élancer à 6h58. Suivent, entre autres, Kling (Mercedes), Hermann (Mercedes), Maglioli (Ferrari), Scotti (Ferrari), Pinzero (Ferrari), Moss-Jenkinson à 7h22 puis Castellotti (Ferrari), Sighinolfi (Ferrari), Marzotto (Ferrari), Bordoni (Gordini) et enfin Taruffi (Ferrari) le préféré des bookmakers.
A peine 15 kilomètres après le départ Moss rattrape et dépasse Pinzero. Dans les lignes droites qui mènent à Vérone, la 300 SLR est déjà menée au taquet à 260 km/h pour 7500 trs/mn. D’autres concurrents font les frais de ce départ tonitruant. A chaque dépassement Jenkinson actionne les phares et l’avertisseur, tout en continuant à lire les notes et à informer Moss à grand renfort de gestes codifiés; la radio de bord n’existe pas …

Malgré un train d’enfer Moss est en point de mire de Castellotti à l’entrée de Padoue. Moss déboule dans la ville à plus de 240 km/h. Mais dans un virage à droite il part à la faute dans les bottes de paille et Castellotti en profite pour passer sans avoir à lutter. Moss suit à distance la Ferrari et apprécie les traces de pneus laissées par Castellotti qui témoignent d’une attaque à outrance.
A Ravene c’est le premier contrôle. Après avoir pointé, Moss et Jenkinson ont la satisfaction de voir la Ferrari de Castellotti arrêtée pour changer ses pneus. Les conditions de courses sont extrêmes pour le copilote. Entre la chaleur de la boîte de vitesses qui brûle sa fesse gauche, les odeurs d’huile chaude et de garniture de freins, Jenkinson renvoie par dessus bord son petit déjeuner. A ce moment là, la 300 SLR roule à 240 km/h et les lunettes de Jenkinson reprennent leur liberté ! Heureusement il en possède une paire de rechange.

L’Adriatique est en vue. Le boîtier miracle fait merveille; le long de la côte il y a beaucoup de lignes droites avec des bosses sans visibilité ainsi que des ponts étroits. Faisant totalement confiance aux indications de Jenkinson, Moss reste pied au plancher si la configuration du terrain le permet. La 300 SLR flirte régulièrement avec les 275 km/h

Pescara. Deuxième contrôle de passage et premier ravitaillement pour la 300 SLR de Moss. Le temps d’injecter 75 litres de carburant, de nettoyer le pare-brise, de vérifier la pression des pneus, d’attraper un quartier d’orange et une banane, de prendre connaissance du classement et de repartir, 28 secondes se sont écoulées …
Il n’y a pas de temps à perdre pour Moss qui est 2ème à 15s de Taruffi.
Le parcours quitte la côte pour s’enfoncer dans les terres, direction Rome. Les dos d’âne s’enchaînent toujours pris au maximum de la vitesse possible.
Les passages à niveau sont également des pièges de choix.
Un de ceux ci, traversé de manière un peu trop optimiste, fait décoller de leur siège les deux équipiers et secoue sévèrement la voiture. Mais heureusement rien ne casse.
La 300 SL n° « 722 » arrive au contrôle de Rome. Dans son récit Jenkinson fait part du dépit de Moss de n’avoir traversé la banlieue de Rome qu’à seulement 210 km/h de moyenne au lieu des 250 km/h escomptés en raison d’une foule trop importante … Mais que faisait la police ? Et bien rien, elle sautait de joie. Moss va même jusqu’à zigzaguer pour faire reculer la marée humaine !
Après le contrôle Moss s’arrête au stand Mercedes et coupe le contact pour la première fois depuis le début de la course. Il saute du cockpit pour se dégourdir les jambes tandis que Jenkinson reste cloué sur son siège dans sa sueur et sa crasse huileuse. Il apprend qu’ils sont en tête avec une minute d’avance sur Taruffi. La moyenne réalisée à cet instant est de 183 km/h !

La remontée vers Brescia débute. Moss doit dépasser de plus en plus voitures qui sont plus en plus lentes. Mais il fait toujours montre d’une maestria et d’une efficacité impressionnante à ce stade avancé de la course.
Les conditions de course deviennent difficiles surtout pour le copilote qui fond littéralement sous un soleil de plomb. Florence est traversée à près de 200 km/h et Moss enchaîne dérives et glissades des quatre roues dans les rues de la ville.
Les Apennins se présentent avec une portion déterminante de 100 km jusqu’à Bologne qui passe par les cols de Futa et Raticosa. Moss attaque la montagne comme s’il était au départ d’un Grand Prix.
Il y a du goudron fondu, des voitures en chicane mobile, une foule immense sur les bas-côtés; le spectacle est ahurissant, mais Moss impavide mène sa 300 SLR au maximum de ses capacités.
Il ne le sait pas encore, mais il a course gagné. Taruffi a abandonné et ses suivants immédiats sont trop loins ou en proie à des problèmes mécaniques.
Moss-Jenkinson battent le record du tronçon Florence-Bologne en 1 heure et 1 minute. Au contrôle de Bologne ils apprennent qu’ils sont largement en tête. Mais qu’à cela ne tienne, Moss veut boucler la boucle en moins de 10 heures.
Les villes défilent : Modène, Reggio Emilia, Parme, Fidenza, Piacenza. Vitesse de croisière : 275 km/h !

Moss déboule à fond dans Brescia jusqu’au dernier virage qu’il prend dans un grand dérapage. Les derniers 190 kilomètres entre Crémone et Brescia ont été parcourus à 199 km/h de moyenne.
La victoire et le record de l’épreuve viennent couronner une performance exceptionnelle, fruit de l’alliance du talent et de l’intelligence. Fangio est 2ème à un peu plus d’une demi-heure. Un gouffre !

Ce record ne sera jamais battu.
Les Mille Miglia n’ont que deux ans à vivre : la course sera interdite après un énième accident qui coûtera la vie à l’équipage De Portago-Nelson et à dix spectateurs dans l’édition 1957.
Ce fut la fin des Mille Miglia et des courses sur routes ouvertes.

Textes : Guy PAWLAK – Sources : Mes bolides et moi – Stirling MOSS / La fabuleuse histoire des Mille Milles – G. Lurani / Endurance 50 ans d’histoire -Christian Moity / L’almanach Echappement